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Med Sci (Paris)
Volume 40, Numéro 3, Mars 2024
Réfléchir le vivant
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Page(s) | 288 - 289 | |
Section | Forum | |
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Publié en ligne | 22 mars 2024 |
Grandeur et misère de la diploïdie
The grandeur and misery of diploidy
Marc-André Selosse*
Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité (UMR 7205). Membre de l’Institut Universitaire de France, Paris, France
Un breton vous le dit : « la consanguinité n’a rien d’enviable chez l’homme », nous allons en voir, plus loin, des exemples royaux. Pourquoi ? C’est un problème lié à la diploïdie.
L’un des intérêts, à court terme, de la diploïdie est que si une des copies du gène subit une mutation délétère récessive (on n’y peut rien, naturellement, si elle est dominante), l’organisme y survit. C’est en particulier important quand de nombreux cycles cellulaires sont nécessaires avant l’âge de reproduction. Avez-vous remarqué que tous les organismes pluricellulaires macroscopiques sont diploïdes, bien qu’apparus indépendamment : les plantes, les « grands » champignons basidiomycètes1, les animaux, les algues brunes ou les grandes algues rouges. Le masquage d’une mutation qui interviendrait avant l’âge de reproduction l’exige ! Mais cela a une conséquence : chaque organisme peut porter une ou plusieurs de ces mutation(s), masquée(s) mais bien présente(s)…
Vous et moi portons de telles bombes à retardement : chacun d’entre nous possède en effet, à l’état hétérozygote, entre 3 et 5 mutations délétères mais récessives ! Toutefois, les locus affectés ne sont pas identiques d’un individu à l’autre, et quand les descendants héritent d’un gène affecté par une telle mutation d’un de leurs parents, l’autre parent leur apporte le plus souvent une copie fonctionnelle du gène. Sauf… si les parents sont très proches (de la même famille – on parle alors de consanguinité -, voire identiques dans le cas des espèces hermaphrodites qui s’autofécondent), auquel cas les deux parents peuvent être porteurs de la même mutation. Alors, leurs descendants ont un risque élevé de recevoir deux copies du gène affectées par la même mutation, et donc peuvent développer une maladie. Dans l’évolution, des mécanismes empêchant la consanguinité, voire l’autofécondation (nous y reviendrons), ont été sélectionnés.Dans l’espèce humaine, l’évitement de consanguinité est plutôt culturel. Toutefois, les exceptions sociales réalisées par certaines familles illustrent le risque qu’encourent les descendants, comme le montre le catalogue des maladies accumulées dans la dynastie des Habsbourg, sur un millénaire. Leur généalogie est très fiable, et les mariages entre apparentés étaient, comme dans de nombreuses castes dominantes de par le monde, tolérés pour des raisons d’alliances ou de regroupements territoriaux. On connaît la fameuse « lippe »2 des Habsbourg, ce prognathisme3 doublé de fortes lèvres et d’une langue épaisse, d’autant plus marquée que les parents étaient proches génétiquement.
La folie circulait également dans la famille ! Sissi souffrait de mélancolie pathologique et d’anorexie aggravée, tandis que son cousin, Louis II de Bavière, était fou. Des maladies génétiques variées rôdaient, et les longévités étaient brèves, malgré le confort de vie des Habsbourg. À la fin du xvii e siècle, Philippe IV et Marianne d’Autriche, qui régnaient alors en Espagne, présentaient, à cause de mariages intrafamiliaux passés, une ressemblance génétique plus élevée que s’ils avaient été frère et sœur d’une famille non consanguine ! Leur fils, Charles II, à la lippe très prononcée, souffrait de deux maladies génétiques rares, l’une rénale et l’autre de la glande pituitaire. Roi d’Espagne, des Indes, de Naples, de Sardaigne, de Sicile et des Pays-Bas (les mariages intrafamiliaux avaient réuni de nombreux royaumes !), Charles II mourut dans sa trente-huitième année en pleine confusion mentale, après avoir tué un courtisan qu’il avait pris pour un loup… Comme il était stérile, la branche espagnole des Habsbourg s’éteignit avec lui en 1701, ouvrant la guerre de succession d’Espagne. Oui, la consanguinité peut être également mauvaise pour les peuples !
Mais il existe une autre façon d’éviter et de contre-sélectionner les mutations délétères récessives : l’haploïdie. Rappelons qu’elle règne en maîtresse dans toutes les branches du vivant : archées, eubactéries, et beaucoup d’eucaryotes sont haploïdes, c’est le cas le plus fréquent, et de loin. Bien sûr, certains portent plusieurs copies de leur génome : mais rien, au moins chez les procaryotes, rien n’organise aussi systématiquement le sauvetage des mutations délétères récessives que la fécondation chez les diploïdes. Quand apparaît une telle mutation chez les haploïdes, la cellule porteuse meurt et l’histoire de la mutation s’arrête immédiatement – avec, parfois, celle de l’organisme… D’où, comme nous le disions, l’avantage d’être diploïde si le développement de l’organisme est long. Cette contre-sélection haploïde brusque s’oppose ainsi au cas des diploïdes, chez lesquels la mutation restera masquée phénotypiquement. Ni sélectionnée, ni contre-sélectionnée, sa fréquence évoluera de façon neutre, c’est-à-dire par dérive. Si elle reste rare (voire s’éteint) il n’y a aucun risque : la disparition de la mutation est le résultat du hasard. Mais si, par hasard, elle atteint une fréquence élevée dans la population, alors deux individus porteurs de la mutation délétère (même sans apparentement) pourront néanmoins se rencontrer et produire un descendant qui sera, lui, contre-sélectionné. C’est par exemple le cas des mutations touchant le gène CFTR (cystic fibrosis transmembrane conductance regulator), responsables de la mucoviscidose, devenues fréquentes4. Les atteintes de cette maladie, en particulier respiratoires, sont létales et concernent environ une naissance sur 4 500 en Europe. La faible reproduction de l’individu malade, ou sa mort prématurée avant l’âge de la reproduction, contribueront alors à diminuer la fréquence de la mutation dans la population : la contre-sélection commence seulement alors.
Ce fardeau constitué de mutations délétères récessives « en attente » de contre-sélection peut être évité d’une autre façon : contre toute attente… par l’autofécondation ! En effet, une autofécondation récurrente conduit rapidement à une homozygotie totale : chaque locus hétérozygote devient alors homozygote chez une moitié des descendants. Les autogames5 sont en fait di-haploïdes et, quand une mutation apparaît (à l’état hétérozygote bien sûr), 25 % des descendants seront homozygotes, dès la génération suivante. L’avantage est de pouvoir sélectionner rapidement les mutations récessives quand elles sont favorables, mais aussi d’entamer immédiatement l’élimination des mutations récessives délétères ! Si les descendants malades meurent, alors la fréquence de la mutation délétère passe de 1 sur 2 chez le parent à 1 sur 3 dans l’ensemble de la descendance : la régression vers zéro se fait à la vitesse d’une suite géométrique de raison 1/3 !
Un autre avantage de la diploïdie, qui compense le fardeau des mutations délétères récessives, est la possibilité de vigueur hybride (ou hétérosis), c’est-à-dire la meilleure performance des individus hétérozygotes. Mais attention ! La vigueur hybride n’est pas toujours valide. Elle est notamment visible dans (sinon inspirée par) les semences hybrides : les semenciers possèdent des lignées parentales pures, c’est-à-dire homozygotes, et vendent chaque année les hybrides F1 qu’ils produisent. Bien sûr, en ce cas, les hétérozygotes produits cumulent les propriétés d’allèles complémentaires et profitables ! Un avantage de ces semences est de contraindre à racheter les F1 chaque année car, chez le client, la descendance F2 des hybrides F1 de l’année passée est formée de phénotypes multiples et qui ne sont pas tous avantageux.Toutefois, dans la nature, il existe des exemples de dépression hybride : quoique peu étudiés, ils se manifestent surtout quand les parents proviennent de populations éloignées. Par exemple, chez la plante Delphinium nelsoni, des hybridations entre populations situées à 3 ou 30 mètres de distance ont été étudiées : les hybrides situés à 3 mètres ont une taille double et une fertilité 5 à 8 fois supérieure à celle des hybrides situés à 30 mètres [1]. Quand un nouvel allèle apparaît dans une population, bien sûr à l’état hétérozygote, il est fortement sélectionné sur sa compatibilité avec les autres allèles… de cette population, mais pas forcément avec ceux des autres populations ! Pensez, par exemple, au gène d’une protéine qui produit des dimères : il faut que ceux fabriqués à partir des deux gènes de l’individu soient fonctionnels ! Eh oui, dans le cas général, la vigueur hybride est un mythe… L’équilibre entre compatibilité des allèles et hétérosis explique en partie pourquoi, dans les populations islandaises, on observe un plus grand succès reproductif pour les couples impliquant des cousins au troisième et au quatrième degré [2] : différents, mais pas trop. En un mot : tout dépend de ce que l’on mélange dans une hétérozygotie.
L’hétérozygotie a ses avantages, entre possibilité d’hétérosis et musellement des mutations récessives délétères. Mais ce dernier point est évité d’une autre façon par les haploïdes ou les diploïdes autogames. D’ailleurs, leur coexistence avec les diploïdes qui évitent la consanguinité démontre qu’ils ont aussi leurs atouts : la diversité des formes génétiques qui se maintient dans l’évolution ne le laisse-t-elle pas prévoir ?Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Les basidiomycètes représentent un large groupe de champignons, comme le champignon de Paris (Agaricus bisporus) et la pleurote (Pleurotus ostreatus). Les spores de ces champignons sont générées par des basides. Il y a bien sûr de plus petits organismes diploïdes, comme certaines levures et champignons microscopiques, mais ce trait domine plus chez les grands organismes.
Références
- Nickolas M Waser, Mary V. Crossing-distance effects in Delphinium nelsonii : Outbreeding and inbreeding depression in progeny fitness. Price Evolution 1994 ; 48 : 842–52.
- Helgason A, Pálsson S, Guðbjartsson DF, et al. An association between the kinship and fertility of human couples. Science 2008 ; 319 : 813–81.
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