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Med Sci (Paris)
Volume 40, Numéro 2, Février 2024
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Page(s) | 121 - 123 | |
Section | Nouvelles | |
DOI | ||
Publié en ligne | 27 février 2024 |
L’immunité intestinale peut contrôler les métastases des cancers du côlon-rectum
Intestinal immunity controls metastases outcome in colorectal cancers
Maha Ayyoub1,2* et Christel Devaud1,2**
1
Université Toulouse III-Paul Sabatier, Inserm, CNRS, Université de Toulouse, Centre de recherches en cancérologie de Toulouse, Toulouse, France
2
Institut universitaire du cancer de Toulouse (IUCT)-oncopole, Oncopole Claudius Regaud, Toulouse, France
Dans les cancers du côlon ou du rectum métastatiques, les tumeurs primitives sont localisées dans l’intestin et leurs métastases principalement dans le foie. Ces métastases, particulièrement difficiles à guérir, sont la principale cause de mortalité chez les personnes ayant ces cancers, et doivent être ciblées dans la recherche de nouveaux traitements. Les immunothérapies, malgré une efficacité avérée dans certains cancers [1] et chez quelques patients souffrant de cancers du côlon-rectum de type « microsatellite instable »1 [2], nécessitent d’être améliorées. Notre équipe de recherche vient de montrer l’importance de l’immunité adaptative intestinale dans le contrôle des métastases de ces cancers, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles pistes thérapeutiques [3].
Il existe une immunité intestinale développée localement, dans le tissu conjonctif de la muqueuse intestinale (lamina propria) ainsi que dans les structures lymphoïdes associées à l’intestin et les ganglions lymphatiques mésentériques. Par exemple, les lymphocytes T intestinaux sont activés par la reconnaissance d’antigènes spécifiques, et ils expriment alors l’intégrine α4β7 qui permet l’adressage intestinal de ces cellules grâce à l’expression restreinte de son ligand MAdCAM-1 (mucosal vascular addressing cell adhesion molecule 1) [4].
Afin d’envisager de nouvelles perspectives thérapeutiques pour la maladie métastatique, notre équipe s’intéresse à l’immunité développée dans l’organisme entier lors d’un cancer du côlon-rectum métastatique. Nous utilisons des modèles murins d’implantation tumorale syngénique, dans lesquels les implantations sont à la fois orthotopiques, c’est-à-dire directement au site de la tumeur primitive (implantation intra-colique, IC), et dans des sites extra-intestinaux (implantation intra-hépatique, IH, ou sous-cutanée, SC) afin de représenter les métastases à distance. Nous avions précédemment montré, chez des souris C57BL/6 implantées IC avec des cellules tumorales coliques MC38 exprimant la protéine rapporteur luciférase, que seule la moitié des animaux développe des tumeurs coliques progressives létales alors que, malgré un développement initial similaire de la tumeur implantée, l’autre moitié des animaux élimine spontanément la tumeur en conséquence de la polarisation d’une réponse immunitaire locale anti-tumorale [5].
Dans cette nouvelle étude, les souris C57BL/6 ont été implantées dans le foie avec des cellules MC38 exprimant la luciférase, avec (groupe IH + IC) ou sans (groupe IH seul) l’implantation concomitante d’une tumeur primitive dans le côlon. Alors que tous les animaux développent au départ les mêmes métastases hépatiques, celles-ci ont progressé chez 100 % des souris du groupe IH seul, et chez seulement la moitié des souris du groupe IH + IC : le rejet spontané de la tumeur du côlon provoque un effet anti-métastatique et le rejet concomitant de la tumeur hépatique (Figure 1A). Nous avons constaté que cet effet anti-métastatique est déclenché spécifiquement par l’implantation de la tumeur dans le côlon (côlon gauche ou droit), et non par des tumeurs implantées ailleurs, par exemple dans le rein. De plus, cet effet est généralisé, agissant également sur les tumeurs extra-intestinales implantées en position sous-cutanée (Figure 1B). Enfin, l’effet anti-métastatique dépend de l’immunité adaptative car il disparaît chez des souris rendues déficientes en lymphocytes T CD8+ et doublement implantées IH + IC, ou quand une lignée B16 de cellules tumorales, dont les antigènes tumoraux différent de ceux de la lignée MC38, est implantée dans le foie concomitamment avec l’implantation de cellules MC38 dans le côlon [3].
Figure 1. Schémas illustrant la migration des lymphocytes T CD8+ α4β7+ activés du côlon vers des tumeurs extra-intestinales dans deux modèles murins multi-tumeurs du cancer colorectal métastatique (A et B). A. IH seul : souris C57BL/6 implantée uniquement avec une tumeur intra-hépatique (IH) ; IH + IC : souris C57BL/6 implantée concomitamment avec une tumeur primitive intra-colique (IC) et une tumeur IH. B. SC seul : souris C57BL/6 implantée uniquement avec une tumeur sous-cutanée (SC) ; SC + IC ; souris C57BL/6 implantée concomitamment avec une tumeur primitive intra-colique (IC) et une tumeur SC. |
Pour tenter de comprendre les mécanismes impliqués dans l’effet anti-métastatique de la tumeur du côlon, nous avons effectué des analyses immuno-phénotypiques des tumeurs IH et IC et de leur périphérie (sang, ganglions lymphatiques mésentériques, ganglions lymphatiques hépatiques, et rate), en utilisant notamment des dextramères2, capables de marquer les lymphocytes T CD8+ spécifiques d’un néoantigène tumoral (néoantigène de la protéine ADPGK, pour glucokinase dépendante de l’ADP, dans notre étude). Nous avons constaté une augmentation de l’infiltration des tumeurs IH et IC rejetées par les lymphocytes T CD8+ spécifiques du néoantigène tumoral, qui était corrélée avec l’augmentation de la proportion de ces lymphocytes spécifiques en périphérie des tumeurs, mais pas dans les ganglions lymphatiques hépatiques (témoignant de l’impact systémique de la réponse immunitaire spécifique) [3]. Nous avons ensuite effectué une analyse approfondie des profils transcriptomiques des populations de cellules immunitaires infiltrant des tumeurs IH de souris témoins appartenant au groupe IH seul et de souris du groupe IH + IC avec des tumeurs soit progressives, soit rejetées. Les leucocytes triés ont été analysés par séquençage des ARN messagers sur cellule unique (technique scRNA-seq). Parmi les clusters de cellules immunitaires annotées, deux clusters de lymphocytes T CD8+ à fort potentiel cytotoxique ont été trouvés dans les tumeurs IH rejetées, alors que les tumeurs IH progressives étaient plutôt infiltrées par des lymphocytes T CD8+ « épuisés ». Nous avons constaté, dans les lymphocytes T CD8+ cytotoxiques, une forte expression des gènes Itga4 et Itgb7, codant les sous-unités respectivement α et β de l’intégrine α4β7, suggérant l’origine intestinale de ces lymphocytes T CD8+ présents dans les tumeurs du foie. Une seconde analyse scRNA-seq sur des lymphocytes triés provenant de plusieurs organes, couplée à un séquençage des récepteurs des lymphocytes T (T cell receptor, TCR), a révélé que des clones de lymphocytes T CD8+ identiques3, exprimant les gènes Itga4 et Itgb7, étaient présents dans le côlon, dans le sang et dans les tumeurs du foie, confirmant ainsi la provenance intestinale de ces lymphocytes, activés et amplifiés dans le côlon (car exprimant l’intégrine α4β7) et retrouvés dans la circulation et dans des tumeurs extra-intestinales (Figure 1) [3]. Enfin, des expériences de marquage et de « traçage » des lymphocytes T CD8+ α4β7 depuis les tumeurs du côlon jusqu’au foie ont confirmé que l’intestin était bien « la source » de ces lymphocytes T CD8+ α4β7 exerçant l’effet anti-métastatique. Les lymphocytes T CD8+ α4β7 intestinaux infiltrant les métastases semblent posséder un plus fort potentiel cytotoxique que des lymphocytes T CD8+ non intestinaux, comme l’ont montré des expériences réalisées in vitro avec des cellules tumorales MC38. En outre, l’effet anti-métastatique des lymphocytes T CD8+ intestinaux était réduit lorsque des souris IH + IC recevaient des injections d’un anticorps bloquant l’intégrine α4β7, ce qui confirme l’implication fonctionnelle de ces lymphocytes. Ainsi, le côlon pourrait déclencher une réponse anti-tumorale impliquant les lymphocytes T CD8+ α4β7, qui pourraient ensuite émigrer à distance vers des métastases et induire leur élimination (Figure 1) [3].
Nous nous sommes posé la question de la pertinence thérapeutique d’un tel effet anti-métastatique des lymphocytes T CD8+ α4β7 intestinaux, notamment dans le contexte d’une immunothérapie. Dans notre modèle murin, les métastases hépatiques implantées sans l’implantation concomitante d’une tumeur primitive dans le côlon se sont avérées particulièrement résistantes à une immunothérapie anti-tumorale par un anticorps dirigé contre PD-L14. Cette immunothérapie était en revanche efficace en présence de la tumeur du côlon, ce qui suggérait une contribution bénéfique des lymphocytes T CD8+ α4β7 à effet anti-métastatique qui sont activés par cette tumeur [3]. D’autres expériences ont confirmé l’intérêt thérapeutique de cette population de lymphocytes spécifiques issue de l’intestin. En effet, nous avons montré que les tumeurs IC déclenchent, spontanément chez une partie des souris, ou sous l’effet d’une immunothérapie néo-adjuvante ciblant le côlon, une réponse mémoire protectrice contre le développement de métastases hépatiques [3].
Enfin, nous avons complété notre étude expérimentale chez l’animal en analysant l’implication des lymphocytes T CD8+ α4β7 dans un groupe de patients atteints d’un cancer du côlon ou du rectum métastatique et traités par immunothérapie. Un séquençage de l’ARN dans les métastases a révélé qu’une expression plus élevée des gènes ITGB7 et ITGA4 était associée à une meilleure survie sans progression des métastases chez ces patients. De plus, nous avons détecté un plus grand nombre de lymphocytes T CD8+ α4β7 dans le sang des patients répondant favorablement à l’immunothérapie, ce qui incite à les envisager comme biomarqueur prédictif de la réponse à l’immunothérapie en présence de métastases [3].
Ces résultats ont donc révélé l’importance des lymphocytes T CD8+ α4β7 entérotropiques dans l’immunosurveillance systémique des cancers du côlon ou du rectum par le système immunitaire. Ils ont montré l’existence d’un « exode » de ces lymphocytes depuis l’emplacement de la tumeur intestinale vers des métastases extra-intestinales, dans lesquelles ils semblent avoir un effet anti-tumoral supérieur à celui des lymphocytes T CD8+ non-intestinaux infiltrant ces métastases (Figure 1). Il reste à explorer les mécanismes intervenant dans le départ des lymphocytes T CD8+ α4β7 de l’intestin, leur circulation dans le sang, et leur infiltration dans les métastases, et à découvrir quels facteurs intestinaux pourraient favoriser une activation anti-tumorale efficace de ces lymphocytes. Ces travaux de recherche pourraient ouvrir la voie à de nouvelles stratégies thérapeutiques exploitant le potentiel systémique de l’immunité intestinale anti-tumorale. D’une part, les patients ayant la capacité de répondre aux immunothérapies actuelles pourraient être sélectionnés par une analyse de leur lymphocytes T CD8+ α4β7 circulants ou in situ. D’autre part, pour la majorité des patients atteints d’un cancer du côlon ou du rectum, qui ne répondent pas favorablement aux immunothérapies, une stratégie de stimulation des lymphocytes T CD8+ α4β7 entérotropiques spécifiques d’antigènes de tumeurs pourrait être envisagée, notamment par la vaccination.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Polymères de dextrose contenant plusieurs molécules du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH ; ici, CMH de classe I) liés à des peptides (ici, néopeptide Adpgk des cellules MC38). Ils sont couplés à des fluorochromes, détectables par cytométrie en flux une fois liés au récepteur TCR d’un lymphocyte T CD8+
La protéine PD-L1 (programmed death-ligand 1) est présente à la surface de certaines cellules cancéreuses et du microenvironnement tumoral. Elle se lie à la protéine PD-1 (programmed cell death protein 1), présente à la surface des lymphocytes T activés, dont elle inhibe alors l’activation. PD-L1 joue donc le rôle d’un point de contrôle immunitaire.
Références
- Gajewski TF, Schumacher T. Cancer immunotherapy. Curr Opin Immunol 2013 ; 25 : 259–260.
- André T, Shiu K-K, Kim TW, et al. Pembrolizumab in microsatellite-instability- high advanced colorectal cancer. N Engl J Med 2020; 383 : 2 207–18.
- Feliu V, Gomez-Roca C, Michelas M, et al. Distant antimetastatic effect of enterotropic colon cancer-derived α4β7 + CD8 + T cells. Sci Immunol 2023; 8 : eadg8841.
- Berlin C, Berg EL, Briskin MJ, et al. α4β7 integrin mediates lymphocyte binding to the mucosal vascular addressin MAdCAM-1. Cell 1993 ; 74 : 185–195.
- Trimaglio G, Tilkin-Mariamé A-F, Feliu V, et al. Colon-specific immune microenvironment regulates cancer progression versus rejection. Oncoimmunology 2020; 9 : 1790125.
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Liste des figures
Figure 1. Schémas illustrant la migration des lymphocytes T CD8+ α4β7+ activés du côlon vers des tumeurs extra-intestinales dans deux modèles murins multi-tumeurs du cancer colorectal métastatique (A et B). A. IH seul : souris C57BL/6 implantée uniquement avec une tumeur intra-hépatique (IH) ; IH + IC : souris C57BL/6 implantée concomitamment avec une tumeur primitive intra-colique (IC) et une tumeur IH. B. SC seul : souris C57BL/6 implantée uniquement avec une tumeur sous-cutanée (SC) ; SC + IC ; souris C57BL/6 implantée concomitamment avec une tumeur primitive intra-colique (IC) et une tumeur SC. |
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